Dans nos sociétés du jetable, du clinquant et du neuf, remplacer nos objets quotidiens est devenu depuis des années une habitude. Avons-nous à ce point intégré l’idée de remplaçabilité, au point de se sentir nous-mêmes remplaçables, de n’être plus qu’un simple rouage d’un système qui nous dépasse et sur lequel nous n’avons plus aucune prise ?
Il est vrai que nous sommes assaillis de publicités qui utilisent un vocabulaire qui renvoie à notre unicité mais qui nous traitent comme si nous étions remplaçables. Mais que signifie alors, dans une époque où règne l’individualisme, être irremplaçable ? Se considérer comme un individu irremplaçable n’est-ce pas présomptueux ? N’est-ce pas se considérer démesurément extraordinaires ou pourvus de qualités formidables jusqu’à se considérer comme indispensable pour les autres ?
La philosophe Cynthia Fleury montre que le terme peut s’envisager autrement, dans un sens plus politique, loin d’un narcissisme outrancier. Contrairement à l’individualisme, notre irremplaçabilité réside dans notre capacité à nous individuer et, par-là à connaitre sa dépendance aux autres. L’individuation ouvre au monde : “Il n’y a de mise en œuvre de notre propre irremplaçable, sans en passer par la prise en compte de celle de l’autre, et de ce qui sera chez lui irremplaçable pour soi”.
Cette prise de conscience permet alors la construction d’un récit commun. Elle est vecteur d’engagement. C’est le mécanisme par lequel notre singularité, ce qu’il y a de plus intime, notre talent, notre créativité, nous le mettons au service de ce récit commun.
Pour cultiver notre irremplaçabilité, il nous faut donc du temps, ce temps libre qui nous échappe souvent, et durant lequel, lorsqu’on l’attrape, on a surtout envie de « se vider » la tête, de se divertir, trop fatigués des semaines de labeur.
A l’heure où l’on parle réforme des retraites, je nous souhaite du glaner, ici et là, du temps libre, au sens de la « skholé » chez les Grecs ou de « l’otium » chez les Romains, temps consacrés au souci de soi, pour cultiver notre irremplaçabilité mutuelle, socle de nos démocraties vivantes.
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