Le goût des mots

[LE GOÛT DES MOTS]
Face à la déferlante de mots au quotidien, les mots utiles, automatiques, administratifs, les mots sérieux, les mots balancés trop haut trop fort, les mots blessants, les mots écrits trop petits, les mots criés sans réfléchir, les mots agencés, inlassablement, pour essayer de donner du sens, j’ai souvent la crainte de leur usure, qu’à force d’usage, ils se délavent.
 
Pourtant les mots sont mon refuge, et j’aime m’en emparer pour les questionner et tenter de faire surgir une signification du monde, de l’état des choses, de l’existence. Mais cette recherche du sens n’épuise-t-elle pas la saveur des mots ?
 
En écoutant la façon dont ma fille, en plein apprentissage du langage, se délecte de chaque agencement de syllabe et de consonne, je redécouvre avec elle, le goût des mots, l’épaisseur réjouissante de leur texture celle qu’ils revêtent avant de signifier. Ils sont sensualité, musique, chant, cri, bouquets de sons, ils sont eux-mêmes tout un monde, à travers leur brillance et leur rugosité, ils expriment la richesse d’un univers intime, hors des codes, plein de promesses.
 
Françoise Héritier, dans « Le Goût des Mots » parle si bien de ces étonnements de l’enfance où la découverte des mots du langage parlé s’apparente à celle des confitures et bonbons et en a le même goût de réalité.
C’est alors un imaginaire foisonnant et fascinant qui se déploie au contact des mots. Elle parle des mots qui collent d’emblée à la chose, de ceux qui ne ressemblent pas à la chose et qui basculent dans l’étrangeté – il s’agit, par exemple, pour elle du mot « armoire » dont elle donne une description jubilatoire – et, enfin, des mots qui ont pour nous un autre sens que ce qu’ils ont ordinairement (comme « flagornerie » ou « vergogne »).
 
Quel soulagement d’imaginer, lorsque l’emploi des mots finissent par nous épuiser, trouver refuge auprès d’un « petit trésor de mots reconfigurés pour soi seul ». 
 
S’éloigner de l’esprit de sérieux qui tend à nous happer, mettre à distance l’angoisse du poids des mots pour leur redonner leur éclat : « on entre alors dans le grand capharnaüm de la liberté créatrice où tout est permis » (Héritier).

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