La barbe ne fait pas le philosophe, son âge et sa couleur de peau non plus.
Très souvent, lorsque j’arrive dans les classes, de primaire ou de collège, pour animer des ateliers de philosophie avec les plus jeunes, les élèves me regardent un temps avec étonnement pour finalement demander à leur professeur si l’atelier de philosophie prévu a été reporté.
Un des premiers temps de notre échange consiste alors à s’interroger ensemble sur ce qu’est, pour eux, un philosophe. Leur définition est unanime : un philosophe est un homme, blanc, plutôt âgé, avec une barbe. Comment, au XXIe siècle, des enfants et des adolescents peuvent-ils encore envisager que la pensée et la réflexion soit réservées aux hommes, de surcroit blancs et âgés ?
Si, dans un premier temps, cela m’a beaucoup bousculé – il fallait me rendre à l’évidence, cet apparent apriori est, en fait, la conséquence d’une tradition de la philosophie comme une pratique d’excellence, d’un couronnement des études secondaires, de siècles de discriminations, d’invisibilisation de femmes philosophes, d’exclusion des jeunes filles de la pratique philosophique – cela m’a paru être aussi une formidable occasion, en les accompagnant à penser par elles/eux-mêmes et avec les autres, de les inciter à s’emparer de questionnements qu’ils considéraient, par avance, n’être pas pour eux (soit parce qu’elles/ils étaient trop jeunes, soit parce qu’elles étaient des filles, ou des habitants des quartiers ou territoires défavorisés, suivant des filières technologiques, des classes segpa) et dont ils s’excluaient en amont, par réflexe, pour ne pas trop remettre en cause l’ordre des choses, par politesse, par crainte, en perpétuant inconsciemment une forme de domination.
A mon sens, cette auto-exclusion, ce refus de s‘engager dans la discussion philosophique se traduit parfois par un fort mutisme, une timidité extrême ou un travail de sape de l’atelier : agitation, perturbation, violences verbales, même parfois des gestes brusques. Seul un regard confiant et patient, une écoute bienveillante et attentive peuvent venir rompre cette dynamique. En valorisant leurs pensées, en leur laissant le temps de s’exprimer, en les accompagnant dans la construction de leurs propres réflexions, ils prennent alors conscience de la valeur et de l’intérêt de leur propos. Surgit alors l’étincelle malicieuse dans leurs yeux, celle de l’émerveillement liée à la pratique de la réflexion mêlée à la douceur que procure l’estime de soi.
Si la philosophie s’apprend, je reste convaincue, par ces expériences mais aussi par mon propre parcours, qu’il faut continuer à démocratiser son apprentissage, en allant sur le terrain, en sortant géographiquement de sa zone de confort, pour ne pas qu’elle persiste à être perçue comme élitiste, hermétique, réservés à certains et pour qu’elle ne puisse pas (re)devenir un outil de domination.
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