Pardonner ?

Que penser de la « cancel culture », pratique apparue aux États-Unis consistant à dénoncer publiquement, en vue de leur ostracisation, des individus, groupes ou institutions responsables d’actes, de comportements ou de propos perçus comme inadmissibles ? S’agit-il d’une nouvelle censure ou d’une nouvelle façon de militer ? N’y-a-t-il pas un risque de radicaliser les positions et de polariser le débat quitte à rendre impossible tout chemin vers la discussion et l’écoute réciproque ? Face à un passé historique abominable, des offenses violentes, nous pouvons ressentir le besoin de tout effacer, d’oublier, de boycotter, de bannir, de se venger, voire de réécrire certaines choses ou simplement de détruire pour ne plus faire face à cette radicalité du mal, comme pour en annihiler l’origine. Agir au nom de l’impardonnable.

 

Et si justement, le concept de pardon pouvait offrir des clefs pour aborder ce sujet épineux ? Le pardon n’est pas la justice : la justice réclame la réparation, la peine, le châtiment. Si la justice pardonnait, elle serait fondamentalement injuste, parce qu’elle cautionnerait l’impunité. Le pardon est encore moins l’oubli : le pardon ne liquide pas la faute, au contraire, il est une invitation à poursuivre malgré la faute, tout en se remémorant le crime ou l’offense.

Pour le philosophe Vladimir Jankélévitch, qui a longuement réfléchi au pardon suite à l’horreur de la Shoah, la culture est précisément ce qui nous permet de nous rappeler les barbaries passées, malgré le temps qui passe inexorablement. Face à la nature qui refleurit, il n’y a que la culture pour ne pas oublier. La mémoire de l’horreur constitue pour lui une obligation morale qui coexiste avec la volonté de pardon.

« Chaque printemps, les arbres fleurissent à Auschwitz. Comme partout. Car l’herbe n’est pas dégoûtée de pousser dans ces campagnes maudites. Les printemps ne distinguent pas entre nos jardins et ces lieux de l’inexprimable misère. Aujourd’hui, quand les sophistes nous recommandent l’oubli, nous marquerons fortement notre muette et impuissante horreur devant les chiens de la haine. Nous penserons fortement à l’agonie des déportés sans sépulture, et des petits enfants qui ne sont pas revenus. Car cette agonie durera jusqu’à la fin du monde.” (Jankélévitch)

 

Pour pouvoir avancer ensemble vers l’avenir, loin d’effacer les offenses ou les crimes ne faut-il les affronter collectivement, réclamer reconnaissance et réparation et tenter d’avancer dans un processus de pardon même s’il est long, laborieux et qu’il n’est pas certain qu’il aboutisse ? Le pardon ainsi envisagé est la réponse éthique d’une liberté exposée à la morsure du mal. Il ne le banalise pas, il ne l’efface pas comme s’il n’avait jamais existé, il reconnait sa scandaleuse existence mais il en suspend l’efficace pour commencer quelque chose de nouveau où le mal, peut-être ne sera pas reconduit.

Mais certains actes sont d’une telle barbarie qu’ils défient tout autant le pardon que la justice : peut-on pardonner alors que dans certains cas (comme dans le cas des génocides, des crimes contre l’humanité), la justice humaine elle-même semble prise de court, incapable d’être à la hauteur par ses sanctions des abominations commises ?

 

Jankélévitch nous invite à voir que le pardon ne sert peut-être justement que face à ce qui est impardonnable, à réparer les crimes inexpiables. L’impardonnable est alors pensé, non pas comme une limite au pardon, mais comme condition de possibilité même du pardon. Dans cette perspective, le pire réside alors dans l’incapacité à pardonner car il consacre l’empire du mal. La possibilité du pardon survient alors là où l’on perçoit, de prime abord, l’impardonnable : « Il y a des crimes tellement monstrueux que le criminel de ces crimes ne peut même pas les expier, il reste toujours la ressource de les pardonner, le pardon étant fait précisément pour ces cas désespérés et incurables » (V. Jankélévitch).

S’il faut continuer de dénoncer inlassablement les actes de barbarie, les crimes, les discriminations, les stigmatisations, les injustices, déboulonner certaines statues (comme celles des personnalités historiques liées à l’esclavagisme ou à la colonisation) et réfléchir à un autre endroit que l’espace public pour les conserver, il faut sans doute veiller à ne pas sombrer dans une radicalité qui entrainerait un effacement de ce qui a été fait, dit ou écrit, sous peine de ne plus pouvoir être choqué.e.s, écoeuré.e.s, bouleversé.e.s par des actes inhumains, sous peine d’oublier la possibilité pour l’humain de sombrer, à tout moment, dans l’inhumanité. 

 

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